Rencontre sur le Mékong

dimanche 26 février 2023

 

VIOLENCE – NON-VIOLENCE… PAS SI SIMPLE !

 

Exercer une force physique ou psychologique contre autrui c'est être violent. Le "Primum non nocere" latin est un précepte applicable universellement et à tout niveau – y compris, bien sûr dans le domaine du yoga.

Pour un certain nombre de philosophes comme Machiavel, la violence est présente en l'homme par nature (idem Hobbes : "L'homme est un loup pour l'homme"). Pour certains (Rousseau, Marx), elle naît de la vie en société. Alors qu'elle est parfois considérée comme indispensable et légitime à l'exercice de l'autorité de l'État donc des gouvernants (Weber), d'autres, comme Sartre, la rejettent (même si ce dernier la juge inévitablement présente dans l'interaction sociale). Des pacifistes (Kant, Derrida, Hannah Arendt) la condamnent clairement. Cela pour dire, s'il en était besoin, que les points de vue sont multiples et les arguments les justifiant, innombrables. Aussi limiterons-nous nos références au monde de l'Inde et, plus précisément à celui qui en fut l'un des modèles : Mohandas Karamchand Gandhi.

 

Précisons d'abord qu'aborder la non-violence de façon manichéenne[1] mène vite à une conception dualiste et réductrice des comportements comme nous allons essayer de le montrer. Si l'on se réfère à Gandhi, il est incontestable que toute son action avait pour socle ahimsâ, la non-violence, "arme des forts" comme il le disait, et dont l'Histoire démontra l'efficacité puisqu'elle aboutit à l'indépendance de l'Inde en 1947. Nous pourrions nous arrêter à ce constat somme toute rassurant puisqu'il préserve en nous l'image d'une figure idéale. En effet, nous avons besoins de modèles que nous admirons parce que notre part enfantine demeure et que nous ne sommes jamais tout à fait construits. Si, comme le dit Sartre "L'enfant n'est qu'un projet", il n'est pas certain que les adultes soient des "projets" complètement achevés. Aussi, comme l'enfant que nous avons été, l'adulte que nous sommes, sans cesse en devenir, a besoin d'admirer celui ou celle qui nous paraît digne sinon de le guider du moins de l'inspirer.

 

Seulement, il se fait parfois que nous avons idéalisé le modèle-père et ne souhaitons pas en voir la partie moins lumineuse qui nous ferait douter de lui – donc de nous : nous ne souhaitons peut-être pas revivre ce moment ou ce père, inconditionnellement vénéré, avec le temps, s'est révélé à nos yeux dans sa vérité : un homme, simplement, et non le surhomme jusque là perçu comme tel… C'est ainsi, qu'en y regardant de plus près, on apprend qu'à plusieurs reprises, Gandhi (dirigeant du Congrès National Indien) n'hésita pas à affirmer que certaines situations rendent inévitable le recours à la violence. Il précisait par ailleurs que "Mieux vaut être violent lorsque la violence emplit notre cœur que de revêtir le manteau de la non-violence pour dissimuler notre impuissance".

Se trouvant dans le camp des gouvernés et non des gouvernants, cela impliquait de sa part un type d'action et d'attitude très différentes de celles consistant à gérer politiquement toute une population. Les inévitables partis d'opposition, souvent, pour arriver à leurs fins, n'hésitent pas à user de la force la plus brutale. Qu'aurait fait alors ce brillant avocat s'il avait été à la tête d'un gouvernement ? Bien sûr, cette question, apparemment légitime, est inappropriée : ce leader inspiré par le divin souhaitait la répartition d'un pouvoir politique égalitairement partagé entre tous les citoyens. Non seulement il savait et affirmait que tout pouvoir corrompt mais il était conscient que détenir et maintenir ledit pouvoir dans un système politique pyramidal, implique inévitablement le recours à diverses formes de violences. L'actualité se charge hélas de nous le démontrer…

Au reste, plusieurs des comportements de l'ex-avocat pourraient heurter les extrémistes de l'ahimsâ comme par exemple le fait de considérer l'euthanasie comme un moyen non-violent de soulager un corps souffrant ; comme aussi le fait d'avoir été un temps agent recruteur de l'armée britannique à la fin de la Première Guerre mondiale avec pour argument qu'il faut d'abord connaître la violence pour pratiquer la non-violence. On sait aussi, à partir de ses écrits, qu'il jugeait les populations noires (il désignait fréquemment les noirs comme des "cafres" – terme péjoratif) comme inférieures aux blanches, indo-aryennes[2]. De même il justifiait comme étant "fondamentale" la division des Indiens en castes. Et puis, il y a également cette lettre qu'il écrivit à Hitler, et qui commence (et se termine) par "Mon cher ami…" Autant d'ambiguïtés factuelles pouvant inciter à quelque réserve quant à sa position si clairement et mainte fois réitérée concernant la non-violence.

Pour éviter de juger, gardons d'abord présent que ce mahâtmâ[3], engagé dans l'action politique, se trouvait confronté à des situations où il se devait de trancher en conscience et de prendre clairement des décisions auxquelles les sages, vivant isolés dans leur ermitage, ne sont qu'exceptionnellement confrontés… Gardons également à l'esprit les mentalités inscrites dans un contexte historique et social particulier, dans lequel il vivait et dont, malgré sa lucidité, il était inévitablement imprégné.

Quoi qu'il en soit, quand bien même certains de ses comportements paraitraient difficilement excusables, en quoi sommes-nous moralement ou spirituellement habilités à les condamner sans en avoir mesuré la nature profonde ? Tout jugement est approximatif, fragmentaire donc déficient. Aussi notre propos n'est pas de développer ni de commenter ces aspects dont il importe surtout de faire mention dans la mesure où, concernant notre sujet, ils attestent que la non-violence absolue n'appartient qu'à des êtres très rares, même pas à ceux dont les actes furent par ailleurs des exemples de courage et d'abnégation.

 

A contrario de notre propos ( = la non-violence absolue est inaccessible au commun des mortels), il n'est peut-être pas inutile de rappeler au passage que la non-violence n'est pas en soi un signe de sainteté tant qu'elle se manifeste dans les seules apparences… Elle peut s'avérer comme une marque de faiblesse, l'expression d'une peur ou d'une démission. Ne pas tuer devient de la non-violence que si je suis capable de tuer, donc d'être violent. Gandhi ne s'y trompait pas : la résignation et la pleutrerie étaient pires à ses yeux que la violence[4]. Sur un plan psychologique, la non-violence – en particulier dans les milieux spirituels – est le signe d'une agressivité refoulée : la "sérénité" jouée (inconsciemment ou non) mène à ce paradoxe d'une violence qui se retourne alors contre le sujet.

 

Par ailleurs il faut se garder de confondre expression de la colère et violence. Jésus a chassé rudement les marchands du Temple mais n'a tué personne. Cela dit, il est des violences légitimes, par exemple celles visant à intervenir physiquement contre tel humain agressant une personne vulnérable dans la rue ou le métro. Défendre le plus faible est alors une réaction saine, non préméditée, en aucun cas condamnable dans la mesure où, dans ce cas de figure, rester passif c'est se rendre complice de l'agresseur, par une forme de lâcheté aussi condamnable que la violence[5]. Bien que regrettable, l'acte violent peut donc être légitime pour éviter plus violent : comme le dit André Comte-Sponville, le choix de la non-violence "n’est pas de principe mais de circonstance"[6].

 

Nous voilà amenés à un constat évoqué au début de notre réflexion : évaluer des actes ou des principes de vie qui nous paraissent contestables est risqué ; d'autant plus si, pour ce faire, nous utilisons seulement les deux seuls plateaux d'une balance (violent/non-violent). Nous nous condamnons alors à l'erreur et tombons dans l'ornière des dualités réductrices bien/mal. Les comportements apparents ne suffisent pas à autoriser une évaluation juste des agissements d'autrui. Ils sont relativement révélateurs car les intentions qui les sous-tendent nous sont voilées et  comptent pour beaucoup dans leur pureté ou leur imperfection ; les "mauvais larrons" ne sont pas toujours ceux qu'on croit et, a contrario, des crapules séduisantes et au premier abord inoffensives peuvent être animées par des mobiles ignobles. Notre perception de la vérité, forcément subjective, est souvent éloignée de la Vérité.

La perfection absolue, même celle des modèles qui font consensus n'est donc que rarement au rendez-vous de nos attentes. Faut-il le déplorer ? Certainement pas. Cela est plutôt rassurant : quand bien même les modèles à suivre possèdent une part d'ombre c'est qu'ils sont humains et dès lors nous nous sentons leurs frères ou leurs sœurs ; rejoindre les sommets qu'ils ont atteints nous paraît alors envisageable malgré tous nos manques, nos contradictions, notre insignifiance présumée…  C'est au bout du compte un encouragement à progresser.

 

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Un sujet en lien direct avec ahimsâ, amplement abordé par Gandhi, fréquemment traité de nos jours, ne peut que nous inciter à plus de clairvoyance. Il concerne les habitudes alimentaires[7]. Sur le fond du problème et pour nous limiter à l'Occident, si on adopte de plus le point de vue d'un pratiquant de yoga, les arguments dénonçant le carnivorisme sont indiscutablement légitimes. Ne pas faire de mal aux êtres vivants est un principe que les adversaires du végétarisme ne peuvent que difficilement contester, surtout sur les plans moral, spirituel, etc. Dans le contexte hindouiste, tout est le Divin – tout est brahman. Notons à ce propos qu'il serait facile de se faire l'avocat du diable : si nous nous voulions vraiment cohérents  nous ne pourrions pas non plus nous nourrir de plantes car intervient le niveau de conscience dont beaucoup d'expériences démontrent que les plantes n'en sont pas dépourvues. L'argument, on ne peut plus spécieux, selon lequel cette conscience est moindre que celle d'un animal – fût-il un bigorneau – est irrecevable et l'honnêteté voudrait que seuls, sur ce plan, soient irréprochables les prâniques ne se nourrissant que d'air et de lumière[8].

 

Mais ce n'est pas ce seul aspect du sujet qui pose vraiment question. Dans le prolongement de notre réflexion initiale, il s'agit plutôt de nous demander dans quelle mesure il est pertinent d'aborder ledit sujet de façon bivalente comme c'est souvent le cas, à savoir si l'attitude consistant à partager les individus en deux catégories : les végétariens (simplifions en laissant de côté végétalisme, véganisme, etc.) et les carnivores (voire omnivores) ne constitue pas elle-même une forme de violence…

Même quand le discours argumentatif démontrant le bienfondé du végétarisme n'est pas rigidement binaire dans sa formulation, une première assertion implique inévitablement la seconde, son opposée. En d'autres termes si, comme c'est souvent le cas, les végétariens sont montrés comme étant dans la vérité, les autres sont forcément dans l'erreur ; que si les premier sont conscients, les autres sont bornés ; que si les premiers sont éveillés, les autres sont anesthésiés voire abrutis et ainsi de suite… En fin de compte les uns "font bien" et les autres agissent mal. On n'est pas loin de la conclusion effrayante : les uns sont des créatures exemplaires et les autres méprisables… Même si la divergence des points de vue n'est pas formulée ainsi, il n'empêche qu'inciter autrui à un comportement qui peut sembler plus juste mais qu'il n'est pas encore prêt à adopter (chacun évolue spirituellement à son rythme) ou qu'il ne le peut (par exemple pour des raisons médicales), c'est utiliser une arme regrettable et, au fond, perfide : celle consistant à culpabiliser l'autre sans le faire directement, à condamner son comportement tout en laissant croire qu'on ne le juge pas.

Si nous pouvons difficilement justifier notre carnivorisme en nous référant à celui de certaines cultures amérindiennes, chamaniques ou autres, celles dans lesquelles les chasseurs respectent les animaux consommés et les remercient du don qu'ils font de leur vie, il n'empêche que, même dans notre culture, l'intention authentiquement sincère peut changer la nature d'une démarche apparemment condamnable. Comme nous le disions à propos de la violence en général, les apparences sont trompeuses : des humains mangeurs de viande peuvent respecter ce qui les nourrit et se comporter spirituellement de façon beaucoup moins violente que des végétariens avides de pouvoir, d'argent et à l'ego dictatorial[9]. Qui sommes-nous pour trancher des situations aussi subtiles[10] ?

Emprunter autant que faire se peut la voie non-violente afin d'incarner ce que, sans forcément le savoir, nous sommes sans doute en essence et pouvons tendre à réaliser, est une démarche personnelle respectable qui se développe lorsque nous sommes "appelés". Mais tous les discours bien-pensants et manichéens – entre autres ceux concernant les différentes formes de non-violence – sont réducteurs. Proscrire sans discernement toute forme de violence ce n'est pas répondre à la nécessité de viveka, cette pratique spirituelle supposant analyse et introspection. Cette vertu, par les temps qui courent, fait cruellement défaut à une société qui semble s'enliser de plus en plus dans le marécage des jugements impulsifs et consternants de partialité. Satya (la vérité) ne s'atteint pas sans discrimination.

 

  Gérard Duc

 

Pour approfondir ce qui concerne le végétarisme et son rapport avec la spiritualité (bouddhiste en particulier) voir une analyse précise et plutôt objective : http://www.centretanagra.com/spiritualite-vegetarien-viande.html

 

 

 

 

 



[1] Attitude consistant à juger de manière simplificatrice en termes opposés de bien et de mal.

[3] "grande âme" en sanskrit – qualificatif dont il n'accepta jamais qu'on le lui attribua.

[4] "Je crois vraiment, affirme-t-il en 1920, que là où il n’y a que le choix entre la lâcheté et la violence, je conseillerais la violence [...] C’est pourquoi je préconise à ceux qui croient à la violence d’apprendre le maniement des armes. Je préférerais que l’Inde eût recours aux armes pour défendre son honneur plutôt que de la voir, par lâcheté, devenir ou rester l’impuissant témoin de son propre déshonneur. Mais je crois que la non-violence est infiniment supérieure à la violence [...]" Gandhi, The Collected Works of Mahatma Gandhi, Ahmedabad, The Publications Division, Ministry of Information and Broadcasting, Government of India, 1965, Vol. 18, p. 132-133

[5] Sans basculer dans ce type de situation extrême, la lâcheté se déguise aussi en prudence ou en volonté de pondération, de respect... Elle a toujours des "raisons raisonnables" à avancer et, sous couvert de préserver l'harmonie d'une situation (politique, professionnelle ou autre) dissimule l'inavouable.

[6] A. Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, PUF 1995

[7] Sachant que le végétarisme ne semble pas aussi respecté en Inde qu'on le pense (20% de la population ou guère plus) et, de plus, malgré la position très ferme de Gandhi, les actions en faveur de la condition animale ne constituent pas dans ce pays un problème prioritaire. Voir https://www.leconflit.com/2021/04/ahimsa-la-question-de-la-violence-et-de-la-non-violence-en-inde-occasion-de-malentendus-entre-l-orient-et-l-occident.html

[8] Et encore… D'aucuns évoqueraient les micro-organismes que nous détruisons par le seul fait de respirer…

[9] Rappelons qu'Hitler était végétarien…

Par ailleurs quand Jésus demande "Avez-vous ici quelque chose à manger ? Ils lui présentèrent du poisson rôti et un rayon de miel. Il en prit, et il mangea devant eux."

(Luc 24:39) et : "Il fit asseoir la foule sur l'herbe, prit les cinq pains et les deux poissons, et, levant les yeux vers le ciel, il rendit grâces. Puis, il rompit les pains et les donna aux disciples, qui les distribuèrent à la foule. Tous mangèrent et furent rassasiés..." (Mathieu 14:19). D'après Edmond Bordeaux Szekely, dans les années 50, qui traduisit des textes écrits en Araméen (Manuscrits de la mer Morte), Jésus aurait prêché le végétarisme.  La sagesse des Esséniens consistait en une "sorte d'hygiène de vie spirituelle et diététique (diffusée maintenant par la société biogénique internationale) à forte consonance ésotérique et écologique. Un enseignement, non dénué d'intérêt philosophique, mais qui n'a vraiment rien à voir avec la communauté juive des esséniens telle qu'on peut la connaître par les écrits découverts à la Mer Morte. A noter que dans cette mouvance, on a voulu rattacher Jésus à cette communauté essénienne et on l'a transformé en "grand initié", encore une fois dans l'esprit de l'ésotérisme théosophique... Ce Jésus-là n'a pas grand chose à voir avec Jésus de Nazareth tel que nous le présentent les évangiles." (Michel Cornuz pasteur et auteur protestant. Voir :

https://questiondieu.com/recherche-avancee/details/2/4508-l-evangile-essenien-quelle-authenticite.html#.Y1FVMy3pMlk )

[10] Seul le divin le pourrait. Cf. la Bible (Jérémie 17:10) : « Moi, l'Éternel, j'éprouve le cœur, je sonde les reins, Pour rendre à chacun selon ses voies, Selon le fruit de ses œuvres. » Notons par ailleurs que le jugement divin s'appuie sur le "fruit" des œuvres et non sur les "œuvres".

 

PANDEMIE

DU BON USAGE DE NOTRE REALITE

 

 

A l'heure où les lignes qui suivent ont été écrites, la guerre en Ukraine n'avait pas commencé. A en croire le président français, la pandémie qui se propageait nous faisait "entrer en guerre". Sans tergiverser sur la pertinence de l'expression, force est de reconnaître que le fonctionnement collectif des nations et surtout le fonctionnement intime des individus connaissaient un trouble intense, perturbant tous ceux qui, à juste titre ou non, estimaient vivre dans une paix relative. 

Si le titre de cet article fait écho au petit ouvrage de Christiane Singer[1] ("Du bon usage des crises") paru en 1996 chez Albin Michel, ce n'est pas un hasard. Relisant le contenu des quelques conférences qui le constituent, il est difficile de ne pas en relier certains aspects à la pandémie que le monde traverse (a traversé ?). L'écrivaine évoque plutôt l'échec individuel (en particulier amoureux), mais aussi toutes les défaites "qui nous créent", face aux réussites qui  "nous laissent où nous sommes".

Pour Christiane Singer, une crise[2] (individuelle ou collective) ne doit pas inciter à se recroqueviller comme une grenouille au fond d'un bénitier vide ni à se livrer à une supplique apeurée visant à attirer sur nous la pitié d'un Dieu vengeur. Bien que croyante[3] elle n'est jamais dogmatique ni moralisatrice, et n'a fort heureusement rien de commun avec  le Père Panelou de Camus, déclarant aux pestiférés d'Oran : "Mes frères, vous êtes dans le malheur, mes frères, vous l'avez mérité."  Les catastrophes sont le fait des humains et non des dieux. Il n'existe pas de fatalité et nous sommes les artisans des événements dont nous récoltons les fruits. Quant à la "réalité", elle est ce que nous la faisons et il n'existe aucune méthode, aucune stratégie, aucun raisonnement susceptible de la changer en vue de la rendre meilleure – si ce n'est de nous rendre meilleurs nous-mêmes. Ne rêvons pas : aucune paix générale ne sera possible sans la pacification intérieure des individus.

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Nos sociétés ont perdu le souffle

 

Respirer, cela peut s'entendre au sens figuré comme au sens propre. Nous pouvons respirer librement ou sur le rythme imposé par notre société. On le sait : respirer, c'est inspirer et expirer. Mais pas seulement : il y a, entre chacune de ces deux phases, une pause respiratoire, une apnée qui assure la transition entre inspirer-expirer, entre prendre-donner, naître-mourir. Un organisme se porte bien si ce rythme est harmonieux. Or notre société ne sait pas respirer ; elle étouffe parce qu'elle oublie d'expirer : elle inspire, aspire, prend, prend encore… Insatiable, elle engloutit et ne restitue rien, si ce n'est le trop-plein indigeste des produits dénaturés, les détritus dont elle ne peut se goinfrer et dont elle souille la planète.

 

Les crises sociales ou politiques sont les résultats visibles d'une maladie silencieuse et sournoise, tellement répandue que nous ne la voyons plus parce qu'elle est devenue un mode de vie universel : posséder coûte que coûte, le plus possible et le plus vite possible. Cette frénésie caractérisant ce qu'on a parfois nommé le "temps-court" est la même dans tous les domaines : produire et produire encore pour faire consommer davantage ; développer les technologies – en particulier les NBIC[4] ; perfectionner les systèmes informatiques, les moyens de transmission numériques et surtout ne pas laisser une seconde financièrement non rentabilisée. Même les loisirs qu'on s'octroie – pour plus de performance dans l'arène productiviste – n'échappent pas à cette agitation effrénée : la quantité des kilomètres touristiques avalés, la quantité de la bonne chère et de tous les plaisirs consuméristes l'emporte sur l'immobilité paisible et le naturel de la contemplation.  Les moyens les plus abjects (dont le contrôle des esprits par les géants du numérique) sont mis en œuvre pour assouvir cette fringale planétaire addictive et destructrice que les prévisions pourtant atterrantes ne freinent pas. "Nous vivons dans une hypnose socialement programmée" constate Deepak Chopra. Les paroles lénifiantes des dirigeants subrogent les décisions potentiellement créatrices de sobriété et d'égalité qui coûteraient trop à ceux qui exigent toujours davantage pour eux-mêmes et leurs comparses – comme si l'accroissement des possessions en tous genres vaccinait contre la mort.[5]

 

La mort, justement, qu'on appelle maintenant par son nom (on préférait naguère les euphémismes : Untel s'est éteint, a disparu, nous a quittés…) occupe depuis deux années le devant de la scène. Les pouvoirs utilisent ce terme à profusion comme une menace parce que la peur qu'il provoque est le moyen le plus efficace pour contraindre les masses à l'obéissance. On aurait pu imaginer que la confrontation directe et brutale avec cette réalité biologique inéluctable, resserrât les liens entre individus et entre nations. Or, au contraire, les faux-semblants d'une solidarité de façade n'ont pas masqué les fractures de toutes sortes qui n'ont fait que s'amplifier : en témoignent les inégalités entre pays riches et pays pauvres, entre vaccinés et non vaccinés, pro pass et anti pass, sans parler du fossé sans cesse élargi entre les profiteurs de la crise et les pauvres qui, faute de moyens d'existence suffisants, s'essoufflent et finissent par expirer[6].

Les comportements altruistes pèsent peu au regard de l'accroissement des violences psychologiques ou physiques. Même si on observe que, suite à une catastrophe, la solidarité se met en place immédiatement, la pandémie n'a pas été aussi brutale, ni "spectaculaire" qu'une éruption volcanique ou un ras de marée : les quelques manifestations encourageantes des débuts (d'ailleurs plus sonores qu'agissantes) ont fait place au retour quasi immédiat des égoïsmes.

 

Malgré les quelques comportements bienveillants individuels qui témoignent de la capacité de certains à rester attentifs à autrui, il serait hypocrite de nier qu'en période de crise les agissements du plus grand nombre exacerbent et rendent virulents les réflexes ancestraux de peur menant au repli et à la violence qui s'ensuit. Cet individualisme extrême, inscrit en l'homme quelle que soit l'époque, peut paraître désespérant. Les progrès techniques fulgurants, témoignant de l'intelligence de notre espèce, ne sont pas accompagnés d'une évolution spirituelle égale qui permettrait d'instaurer fraternité, solidarité, bienveillance, voire charité (au sens étymologique : "amour du prochain") alors que, dans son for intérieur, la grande majorité des presque huit milliards d'individus peuplant notre planète aspire à cet idéal.

 

Que se passe-t-il ? D'où vient cette impuissance ? Pourquoi nos sociétés étouffent-elles ? Ce qui est certain c'est que la crise traversée semble amener les plus vulnérables à l'asphyxie sociale, économique, et surtout psychique. En revanche, ceux qui ont quelque chose à gagner en palabrant ne manquent pas d'air pour ouvrir grand leur bec : nous assistons plus que jamais à un excès de paroles, de slogans, d'idéologies contradictoires, de formules assassines ou vulgaires (même de la part de certains présidents).

La logorrhée triomphe en une période où, plus que jamais, une forme de silence s'imposerait – non pas celui consistant à taire des vérités (nombre de politiques maîtrisent fort bien cet exercice) mais le silence bienfaisant qui suspend la fièvre, la frénésie, et à propos duquel Christiane Singer dit : "Nous n'avons besoin que d'un silence, d'une pause, d'une amnistie – le temps de renouer avec notre identité véritable."

Un silence de cette qualité semble avoir déserté la surface du globe, exception faite de celui qui règne dans les monastères de diverses contrées où, espérons-le, dans ce recueillement, rayonne l'esprit – spiritus désigne le souffle – permettant encore à la Terre de respirer autre chose que l'air pollué des individualismes.

 

Une pandémie pour nous éviter le pire

 

"Les catastrophes, dit Christiane Singer, sont là pour nous éviter le pire." Comment comprendre ce paradoxe ? Les crises jouent le rôle de béliers abattant les forteresses dans lesquelles nous sommes emmurés, ou plutôt dans lesquelles nous nous emmurons, croyant que nous sommes incapables de nous affranchir de ce qui nous paralyse. Nos voies d'évitement (apéros géants, rave-parties, boites de nuit, drogues, etc.) ne nous libèrent pas car elles ne sont que le prolongement de notre ignorance. Le "divertissement" dont parlait Pascal a encore cours. Le philosophe évoquait la vie débridée de Versailles mais notons, sans épiloguer, que nos divertissements actuels consistent eux aussi à esquiver, à mettre des lunettes colorées pour nous faire voir la vie en rose.

Mais le "divertissement", (littéralement : "ce qui nous détourne de…") revêt aussi d'autres modalités : nous réfléchissons, étudions les systèmes politiques, sociaux, philosophiques,  les religions, l'histoire de l'humanité, etc. Cela est tout à l'honneur des homo sapiens-sapiens que nous sommes, sauf que les domaines du savoir humain, tant qu'ils sont d'ordre intellectuel, ne répondent pas aux questions fondamentales qui nous taraudent depuis la nuit des temps. Il est d'ailleurs très surprenant que, depuis le XVIIe et surtout le XVIIIe siècles nous nous obstinions encore à chercher des réponses satisfaisantes (à commencer par le sens de notre existence) en nous tournant vers l'extérieur de notre être, en particulier vers les sciences qui déplacent le problème du Sens sans le résoudre. Tant que nous restons au niveau cérébral, nous sommes "distraits" (au sens étymologique : "tirés en divers sens"), nous tournons en rond : le Professeur Untel prétend ceci qui, rationnellement me paraît satisfaisant ; puis j'ouvre un livre où le Professeur Telautre prétend le contraire – qui me paraît rationnellement tout aussi satisfaisant. Au bout du compte, que ce soit dans les ouvrages de sciences ou ceux de philosophie, on ne découvre rien qui puisse nous orienter – nous indiquer l'Orient intérieur –, qui puisse nous convaincre que nous touchons à une vérité qui serait sinon La Vérité, du moins un éclat adamantin de cette Vérité. Cette quête erratique peut durer toute une vie.

Nous avons néanmoins l'intuition que c'est possible, qu'il existe un autre versant de notre existence, un adret, un versant ensoleillé. Mais comment y accéder ? Les sagesses antiques montrent que les humains n'attendaient pas que les réponses viennent du dehors ; il suffit, pour s'en convaincre, de relire les textes fondateurs tels, par exemple, ceux de la littérature védique, dont certaines Upanishad. Nombre de sociétés traditionnelles ne connaissent pas ce type d'impuissance spirituelle parce qu'elles ont des initiations. Les rites de passage favorisent l'accès à ce versant lumineux dont nos civilisations modernes ignorent ou nient l'existence ; ils permettent d'éveiller et de rendre accessible la part essentielle qui sommeille en nous. Rappelons qu'un rite initiatique consiste à placer l'initié à proximité de la mort – de la mort physique – afin de le faire mourir à la vision erronée et naïve de la réalité qu'il prend pour La Réalité.

Lorsque Christiane Singer dit que les catastrophes sont là pour "nous éviter le pire", il faut bien saisir que, pour mettre fin aux apparences trompeuses concernant notre véritable identité, le seul moyen est de remettre en question ce qui, dès notre enfance, a façonné notre personnalité, nous a conduits à croire que nous étions d'abord ce qu'on nous a enseigné. Ce qu'on nous a enseigné a généralement restreint notre perception de la réalité à seulement ce qu'imposent nos cinq sens. On nous a bien souvent fait croire que n'existent de valables que les faux-semblants pailletés et ce que décrètent les tenants de la domination rationnelle radicalisée. Souscrire à ces limitations racornit notre espace intérieur, invalide toute intuition, conduit à la négation de l'invisible et de l'immatériel, risque de nous réduire de plus en plus à devenir des systèmes de type bio-informatiques, nous condamnant à une vie sans âme et, à terme, à  la solitude et à la résignation.

La pandémie et tout ce qu'en disent les soi-disant "spécialistes"[7], venue à point pour secouer la léthargie mentale, la résignation, la soumission du plus grand nombre et incite à débusquer l'insignifiance des argumentations. Les pseudo-vérités  proclamées, pétries de contradictions, ne font que rajouter du bruit au bruit. Croyant bien faire, nous soupesons, jaugeons, analysons, discutons et disputons parce que c'est ainsi qu'on nous a appris à fonctionner dans la recherche de ce qui est juste. Inévitablement nous nous sentons de plus en plus égarés, déboussolés. Comme l'ours que chantait Jacques Higelin, nous tournons dans une cage conceptuelle sans voir que la porte est ouverte. Cette porte, elle est en nous. Mais nous la cherchons au dehors et nous nous engageons dans des labyrinthes sans issue.

 

Souvenons-nous de Job. Comme Job qui fut riche puis soudain réduit à la misère, nous refusons d'accepter ce que nous considérons intolérable et injuste ; nous questionnons mais ne percevons pas de réponses. Job interpelait Dieu qui gardait le silence. Nous, nous en appelons au bon sens de ceux qui ont le pouvoir scientifique ou politique ; ils prétendent nous éclairer mais leurs réponses discordantes s'annulent. Au bout du compte tout se vaut, donc plus rien ne vaut. C'est seulement lorsque Job est contraint de détourner le regard de sa pauvreté matérielle, (parce que Dieu lui montre des oiseaux, des arbres, des nuages, l'océan…), qu'il se sent aussitôt libéré de son malheur : Dieu lui a répondu indirectement, en lui permettant d'explorer un autre "lieu", un lieu immensément plus vaste et plus lumineux que le tonneau où le mendiant révolté alimentait son malheur. Sa vision s'est élargie et l'a délivré de son incarcération physique et mentale. Nous avons ce pouvoir de délivrance. Nous disposons en nous de la faculté de respirer et de laisser notre âme se déployer. Mais il est clair que nous devons couper le lien qui nous ligote aux croyances et aux habitudes entretenues par notre mode de vie et ceux qui l'orchestrent par écrans interposés : tout, ou quasiment, semble conspirer à réduire notre espace mental, à nous précipiter dans un cachot encombré d'objets et de pensée unique où notre être véritable asphyxie. Pourtant des issues existent – si nous regardons au bon endroit.

 

Comment sortir de cet étouffoir ?

 

Ce n'est pas parce que nous sommes rivés à nos postes de radio ou de télé que nous sommes informés de ce qu'est le réel. La norme existentielle qui nous est proposée (voire imposée) nous éloigne de nous-mêmes. Être un avec soi-même suppose que nous nous habitions dans l'instant présent, ne serait-ce que l'espace d'une seconde.

Qu'est-ce que cela signifie, "s'habiter" ? Ce que nous ingurgitons sur les écrans ou ailleurs nous détourne de notre véritable identité et nous métamorphose en oies gavées, en récipients sans âme. Or nous ne sommes ni des oies ni des récipients. Pour commencer à redevenir ce que nous sommes en essence, donc créatures libres, nous avons en toutes circonstances le choix de changer notre regard et de le tourner vers la Présence qui est en nous et nulle part en-dehors. C'est sans doute la première étape à franchir pour échapper à l'attraction du champ de conscience collectif qui nous aveugle et nous rend sourds.

Les pratiquants de yoga (mais pas qu'eux) savent fort bien de quoi on parle quand on évoque la Présence ou le Témoin. Quand on a les yeux et le cœur vraiment ouverts à qui nous sommes véritablement, quand on fait l'effort de voir ce qui est (que ce soit à travers un arbre, un paysage, une œuvre d'art  ­– tout cela est le plus facile à expérimenter[8]), on est aussitôt transporté dans un espace intime préservé, vaste, libre et apaisé.

Ce regard qui s'oblige à voir, à scruter sans rien attendre, sans analyser, sans juger, sans imaginer, nous permet d'expérimenter un état de lucidité et de paix totales. Être en état d'accueil, observer en demeurant dans l'instant, établit un lien nous unissant à l'essence même de ce qui est vu ou de qui est vu et ne laisse place à aucune pollution interprétative déformante. Voir ainsi en nous allégeant des fardeaux que nous nous coltinons depuis l'enfance (notre éducation, l'influence de nos proches, les jugements d'autrui, etc.) pour ne plus subir mais découvrir ce qui est vraiment, dans l'instant de cette observation, nous permet de redevenir vivants, de retrouver une respiration dégagée de tout ce qui nous effraie, nous fige et nous enferme. Nous nous mettons alors à exister vraiment[9].

 

Le Divin (quel que soit le nom qu'on lui prête) nous a créés libres de vivre dans l'ombre ou dans la lumière. Personne n'est obligé de subir ce que nous dictent notre entourage, la société et les divers pouvoirs, qui nous traitent en marionnettes… pour notre bien ! Cela est autant valable sur le plan individuel (les tyrans domestiques) que sur le plan collectif (les pouvoirs plus ou moins ouvertement dictatoriaux).

"Quel rivage veux-tu atteindre, ô mon cœur ? Réveille-toi !" dit Kabir[10]. Nous avons toujours le choix, déjà de lever l'ancre qui nous empêche de faire route là où nous voulons ; nous avons aussi le choix de plier l'échine devant les diseurs de mauvaise aventure ou bien de devenir vivant. Devenir vivant n'est vraiment possible que si nous nous raccordons à l'absolu, au "sans forme" dont nous sommes issus. Changer sa vie, son état d'esprit, son regard sur le monde, ce n'est pas aller vers autre chose que ce que nous sommes déjà, profondément. Il s'agit donc de nous tourner vers nous, d'explorer notre espace privé, de laisser émerger ce qui doit émerger et non de fuir en nous précipitant à la recherche d'un salut quelconque qui ne tombera jamais du ciel.

C'est cela l'usage que nous pouvons faire de cette pandémie. Son mérite a été de mettre à nu tous les éléments d'une équation falsifiée – en tout cas erronée – comme si notre joie de vivre, voire le sens de notre existence, dépendaient d'une résolution mathématique, scientifique ou matérielle. Augmentation du profit, subventions, vaccins, promesses électorales, mesures sanitaires, sociales, juridiques, prescriptions, recommandations, injonctions – judicieuses ou non –, appels à la raison, à la morale, au respect des forces – dites "de l'ordre" –, la solution n'est pas là. Elle est d'un autre ordre parce que la Joie est d'un ordre autre que la soumission, le panurgisme, l'inertie née du confort matériel, mental ou moral.

La pandémie a rendu évident ce qui jusqu'alors était implicite, bien présent, mais pas vraiment manifeste. Une occasion nous est offerte de refuser ce jeu de dupes, non pas en confiant notre devenir aux règles habituelles, bavardes et truquées, impuissantes, qui sont à l'origine de nos désillusions, mais en réinventant celles silencieuses et efficaces dont le pouvoir est de nous révéler à quel point nous sommes plus que ce que nous croyons être. Il n'y a rien là de nouveau.

Christiane Singer observe qu'en cas de crise, quand nous sommes dans un "état d'étouffement" deux voies occidentales sont empruntées. La première est le défoulement consistant à crier, à exprimer ce qui est jusqu'alors rentré. Ce peut être bénéfique sauf que si la violence s'en mêle, non seulement elle dessert la cause (peut-être légitime) de ceux qui la prônent, mais elle accroît cet "éclatement de l'horreur" qui, avec le concours des media, entretient et multiplie le désespoir sans aboutir à plus de fraternité. Entrer dans la confrontation brutale nous fait trop ressembler à nos adversaires.

L'autre réponse, c'est le refoulement consistant à nourrir en nous un nœud de serpents venimeux.

Enfin, le troisième modèle, venu de l'Extrême-Orient (et incarné par K. G. Dürckheim) consiste à "s'asseoir au milieu du désastre et devenir témoin, réveiller en soi cet allié qui n'est autre que le moyen divin en nous." Il s'agit en quelque sorte de se situer dans l'œil du cyclone, ce point central immobile et tranquille qui empêche la tornade de nous entraîner dans son tourbillon chaotique. Ne pas se laisser saisir par le maelström des images télévisées qui s'incrustent dans l'inconscient, ce n'est pas fuir la réalité. "Il ne s'agit pas de se désinformer mais de regarder le monde d'une autre manière", de rester le plus souvent possible en contact avec cet espace intérieur que rien ne peut violer et dont le silence nous permet de trouver l'apaisement quel que soit le vacarme ambiant. Alors, "Quelque chose en moi sait que rien ne peut m'arriver, que rien ne peut me détruire" (Christiane Singer). Cette certitude n'est pas une croyance. Elle est de nature expérimentale. En l'expérimentant la peur cesse ; et quand la peur cesse nous cessons d'imaginer le pire, nous cessons de produire des images qui alimentent cette peur et finissent par créer les circonstances qui la justifient.

 

Du bon usage de la respiration

 

Avec qui trouverait quelque peu vaine cette façon d'"agir autrement" et irréalisable ce déplacement des perspectives, il nous semble intéressant de partager le constat qu'on peut poser après lecture de l'ouvrage : 21 leçons pour le XXIe siècle, de Yuval Noah Harari (auteur de Sapiens et Homo Deus), écrit en 2018. Dans cet essai de cinq cents pages, l'auteur cherche à comprendre et à expliquer pourquoi la démocratie libérale est en crise. On peut difficilement qualifier son analyse autrement que "intellectuelle". Cependant, dans le tout dernier chapitre, il avoue qu'à l'issue de ses années d'études passées à lire et à réfléchir, il n'avait rien trouvé qui puisse mettre fin à sa frustration, il n'avait découvert aucune vérité. Jusqu'à ce qu'il rencontre un ami qui l'incite à se tourner vers la méditation – ce qu'il se décida à faire, sans trop y croire, en se trouvant un maître. Ce dernier conseillait simplement à ses élèves d'observer le va et vient du souffle au niveau des narines et ajoutait : "N'essayez pas de contrôler votre souffle [] Observez simplement la réalité de l'instant présent, quelle qu'elle soit. Quand le souffle entre, vous êtes juste conscient : maintenant le souffle entre. [idem quand il sort]. Et quand vous n'êtes plus concentré et que votre esprit se met à errer dans les souvenirs et les fantasmes, vous êtes juste conscient : maintenant mon esprit a erré loin de ce souffle." Et Harari de conclure : "C'était la chose la plus importante qu'on m'eût jamais dite." Jusqu'alors, ajoute-t-il, malgré les enseignements suivis, il ne savait rien de son esprit et avait fort peu de contrôle sur lui (sic). Bien sûr, comme tous ceux qui en ont fait l'expérience, il s'aperçut qu'il n'arrivait pas à être attentif à  la réalité de son souffle pendant plus de dix secondes. Mais peu à peu, il apprit à prolonger l'observation non seulement du souffle, mais des sensations corporelles ordinaires : chaleur, tensions, douleurs... En dix jours, dit-il, il en apprit plus que durant toutes les années qu'il avait vécues jusque-là. Il est probable que le contenu de ce témoignage pourrait être partagé et confirmé par les millions de gens qui pratiquent ce type de méditation.

Précisons cependant que méditer n'exclut pas d'agir. Différentes formes de coopération, la dénonciation des abus par des éveilleurs isolés ou des collectifs courageux[11] peuvent faire évoluer le monde. Cependant il est plus aisé d'agir et de coopérer efficacement "quand on comprend l'esprit humain, a fortiori le sien – quand on comprend comment affronter ses peurs intérieures, ses préjugés, ses complexes", précise l'auteur.

Ajoutons pour terminer que si méditer ne nous amène pas à la compréhension bienveillante d'autrui – autrui qui n'est rien moins que notre semblable – il est inutile de s'astreindre à cette pratique. Sans l'ouverture du cœur on peut devenir un illusionniste, un fakir mais en aucun cas un être accompli. A ce propos et pour en revenir à Christiane Singer,  l'essentiel réside dans cette ouverture aux autres : "… sous tous les visages, c'est toujours le même visiteur que j'ai devant moi : le Seigneur Lui-même, comme il est dit dans la Bhagavad Gîta. Bien sûr, je ne peux pas guérir, fêter, bercer, serrer le monde entier contre mon cœur et personne ne me le demande ! Mais je peux faire que partout où j'irai, j'aille le cœur ouvert, les yeux ouverts."  

Combien de fois a-t-on entendu : "Mais quand le monde sera-t-il enfin en paix?"

Poser ce type de question c'est risquer un confinement intérieur, plus grave que celui que nous avons vécu durant la pandémie : celui de l'immobilisme mental, de la plainte stérile. Seule l'action peut briser la rigidité des ego. La plus importante des actions – sans doute la plus difficile – est celle consistant à nous pacifier intérieurement. Cela demande d'abord de nous extraire de la camisole verbale et conceptuelle qui nous empêche de respirer en nous rendant complices plus ou moins conscients de ceux qui nous la font endosser. Puis d'opérer un retournement visant à reconquérir avec énergie et douceur notre véritable nature qui ignore les désordres, les doutes et les peurs, tous les verrous qui nous enferment et nous séparent de nous-même et des autres. Le yoga est sans nul doute une des clefs permettant l'accès possible à une réalité dans laquelle les guerres intimes ou collectives n'auraient plus lieu d'être.

 

Gérard Duc



[1] C. Singer (1943-2007). Sa sensibilité chrétienne est inspirée des sagesses orientales. Entre autres prix, elle reçut le Prix de la langue française pour l'ensemble de son œuvre en 2006.

[2] Rappel : le grec krisis signifie "occasion favorable".

[3] Père juif non pratiquant, mère catholique, Christiane Singer "fut l'élève d'un disciple de Jung, Karlfried Graf Dürckheim, créateur d’une école de sagesse qui cherchait à intégrer la méditation zen dans la mystique chrétienne et la psychologie des profondeurs jungienne" (Valeurs actuelles 13 juillet 2007)

[4] NBIC : nanotechnologies, biotechnologies, informatique, sciences cognitives, appelées à fusionner.

[5] La fortune des dix hommes les plus riches du monde a doublé depuis le début de la pandémie tandis que les revenus de 99% de l'humanité ont fondu, d'après un rapport d'Oxfam  (lundi 17 janvier 2022)

[6] "21 000 personnes par jour meurent des inégalités" (ibid)

[7] L'ultracrépidarianisme triomphe et rend invisibles les compétences des vrais spécialistes…

[8] … mais aussi tout le reste, trivial, désagréable voire insupportable. Cela peut paraître impossible mais c'est pourtant et "expérimentalement" vérifiable.

[9] Existere : "sortir de, se manifester".

[10]  Poète du XVe siècle, mystique et réformateur religieux de l'Inde, fort révéré, y compris par les musulmans.

[11] … qui seront taxés de "complotisme" par les comploteurs affichés qui ont pignon sur rue. La liberté crée forcément un désordre que refuse l'ordre de tout gouvernement.